mercredi 12 février 2014

> Confusion…

Entendu dans la boutique Nespresso® du quartier de la Madeleine, à Paris, de la bouche d'un employé alliant patience et compétence, juste après le passage d'un client très certainement tout droit sorti de la cuisse de Jupiter (fort probablement) :

"Certaines personnes confondent pouvoir d'achat et savoir-vivre !…"

Terriblement vrai !!!…



mardi 11 février 2014

> Alan MOORE+O'NEILL dans la LETTRE DE CARTHAGE #5 - MARS 2000

J'ai retrouvé les maquettes de la Lettre de Carthage : ce fût la newsletter (comme on dit en bon français) d'informations de la libraire de son ouverture en 1997 à 2003 de mémoire.
Douze numéros, chacun envoyé à plusieurs centaines d'exemplaires pour informer des expositions, signatures ou nouveautés et surtout sorties de ce que j'ai édité au fil des années (portfolios, livres ; estampes ; affiches ; tirages de luxe ; collectors etc.) sans oublier certains ouvrages que j'ai distribués (j'aurais mieux fait de m'en abstenir !)…

Quelques rares textes furent écrits par d'autres personnes par amitié: les meilleurs, comparativement aux machins-trucs que je rédigeais à la va-vite pour juste présenter les choses (il fallait toujours tout faire en même temps)…

Voici le texte écrit par un ami pour présente Alan MOORE et Dave O'NEILL lors de la sortie des comics de The League of Extraordinary  Gentlemen :

LETTRE DE CARTHAGE #5
MARS 2000

"Après V pour Vendetta, après les Watchmen et autre From Hell, Alan MOORE revient avec une des séries les plus intrigantes de ces dernières années : suspense, humour et Intelligence [Service of course !] sont au rendez-vous des Aventures hors du commun de cette League of Extraordinary Gentlemen




Reconnaissons tout de suite que le principe de cette nouvelle série scénarisée par l’hirsute barde anglais est plutôt jouissif : prenez des personnages de fiction du 19ème siècle, rassemblez-les pour de nouvelles aventures apocryphes, et servez bien frais. Tout cela n’est pas original [voir les romans de P.J. Farmer liant The Shadow, James Bond, Tarzan…], mais l’utilisation qu’en fait Moore est tellement jubilatoire que l’on peut l’imaginer ricanant dans sa barbe lors de l’élaboration de l’intrigue. Dans un monde où les rapports de force sont subtilement différents du nôtre, l’arrière-plan politique de l’intrigue - qui fait de cette histoire une amusante uchronie - s’efface devant les exploits dignes des penny dreadfuls de cette Ligue des Extraordinaires Gentlemen. En voici les membres : Mr. Alan Quatermain, bien connu pour son incursion dans les mines du Roi Salomon ; le capitaine Nemo, que l’on ne présente plus ; Mr. Hawley Griffin, inventeur d’un sérum d’invisibilité ; le docteur Henry Jekyll - et bien sûr son alter ego - ; et enfin une certaine Miss Wilhelmina Murray, plus connue sous le nom de Mme Mina Harker, qui sait résister aux hommes, même quand ils ont les dents longues. Une bande d’aventuriers décatis [Quatermain est accro à l’opium], d’assassins en fuite [ni Hyde, ni Griffin ne sont des parangons de vertu], de femmes à la morale douteuse [ça ne se fait pas de fuir avec un étranger, même si c’est un comte]. Tout ce beau monde est rassemblé par un agent britannique [au service d’un certain “M”…], car dix ans après les exploits si bien médiatisés de l’Éventreur, l’Empire sur lequel le soleil ne se couche jamais se retrouve menacé par un ennemi aux yeux bridés, le Péril Jaune incarné…j’ai nommé le diabolique Fu Manchu. Celui-ci a dérobé un échantillon de cavorite [relisez Les Premiers Hommes dans la Lune], ce qui pourrait lui permettre de prendre le contrôle des airs - il n’y avait guère que Robur et quelques autres pour savoir maîtriser le plus lourd que l’air, à l’époque. Mais ce n’est que le début d’une histoire qui ménagera quelques surprises au lecteur le plus blasé.
Au-delà de l’amusement procuré par ce gloubi-boulga fictionnel, on peut remarquer que MOORE et O’NEILL jouent sur de nombreux stéréotypes des histoires de l’époque : la place des femmes dans la société, le racisme anti-asiatiques, le colonialisme. Contrairement à ce qui se passe dans l’œuvre précédente de Moore, le très sérieux From Hell, ces thèmes on ne peut plus réalistes ne constituent pas l’intérêt principal de la série, mais pour le lecteur enclin au second degré, ils ajoutent au plaisir simple mais réel d’une intrigue bien ficelée.Comme à l’habitude, Moore s’est adjoint un dessinateur de premier plan, bien que peu reconnu, son compatriote Kevin O’NEILL. Celui-ci n’est connu en France que pour son travail sur la série Marshall Law, dont la première histoire fut jadis publiée par les éditions Zenda. Son dessin était alors tout d’exagération : des visages déformés par la haine, des corps sous stéroïdes, des bastons comme on n’en avait plus vues depuis Jack Kirby, tout cela seyait parfaitement à ce qui se présentait comme une satire cruelle et assassine du principe même des super-héros, vache à lait de la bande dessinée anglo-saxonne.
Pour The League, O’NEILL s’est assagi. Une composition très régulière, des corps bien proportionnés, des  visages plutôt réalistes, et des décors…ah, des décors à faire pâlir d’envie Tim Burton.
Dans le droit fil des ambiances steam-punk développées  depuis plusieurs années en science-fiction, voici que s’offre à nos yeux ébahis un Londres unissant la désolation d’un quartier de Limehouse malheureusement à peine exagérée et la démesure de monuments titanesques à la gloire de l’Empire, enchevêtrements de métal à côté desquels les pyramides d’Égypte passeront pour d’aimables jeux de Lego™. Le vaisseau de Nemo est lui aussi un bijou : sorte de calamar géant en acier trempé [“trempé”, le Nautilus : humour !], sa décoration intérieure ferait penser à de l’art déco version hindoue. En effet, loin du James Mason de la version Disney™, Nemo est ici dépeint comme un Hindou de haute caste - en accord avec les livres de Jules Verne - , un personnage désabusé que l’asservissement de son pays par les anglais a rendu quelque peu misanthrope, et qui pourtant accepte de servir l’Empire. Mais il n’est pas homme à se laisser longtemps abuser… Il est en fait l’exact opposé de Quatermain, qui reste manifestement fidèle à son image d’aventurier colonialiste. Griffin et Hyde, eux, ne sont là que pour gagner le pardon pour leurs crimes. Quant à Wilhelmina Murray, il s’agit probablement du personnage le plus intéressant. O’NEILL la dessine comme une jeune femme de belle allure qui, revenue de sa macabre aventure, a une fois pour toutes décidé qu’il n’y avait aucune raison qu’elle se soumette aux diktats de la moitié masculine de l’humanité. Ce qui nous donne de savoureux échanges entre cette divorcée anti- conformiste et les incurables machos que sont Quatermain et Nemo.
Une caractéristique secondaire de cette série est la volonté de Moore d’utiliser autant que possible des personnages déjà existants dans la fiction du 19ème siècle. Le lecteur va donc être entraîné dans une aventure où il pourra rencontrer au coin d’une rue des personnages comme Auguste Dupin [La Lettre Volée, ça vous dit quelque chose ?), un rescapé de Moby Dick…j’en passe et des moins connus.
Le moindre personnage, même de second plan - voire d’arrière-plan - est tiré d’un livre ou d’un autre. On peut donc se livrer à un divertissant jeu de piste,d’intérêt limité il est vrai pour le lecteur français, puisqu’une grande partie de ces personnages proviennent d’ouvrages anglo-saxons, le plus souvent de littérature populaire. Mais on trouve déjà sur la Toile des sites consacrés à cet exercice.
Cette série a provoqué aux États-Unis un tel engouement qu’une deuxième histoire est déjà annoncée, alors même que la première tarde à se terminer, puisque la cinquième partie accuse un retard d’environ un an et devrait paraître fin avril 2000. Moore a d’ailleurs fait part de son envie de développer toute une gamme d’histoires utilisant des personnages de fiction : dans une scène révélatrice, Murray contemple un tableau montrant des personnages du 18ème siècle, comme Gulliver Nul doute que si le public continue à être au rendez-vous, ce filon à la fois d’un grand potentiel commercial mais aussi tellement distrayant sera exploité au mieux par Moore, qui revient donc sur le devant de la scène grand public grâce à cette série et prouve une fois de plus la diversité de son talent. On peut affirmer sans grand risque que The League of Extraordinary Gentlemen satisfera aussi bien les lecteurs à la recherche d’un divertissement de qualité que ceux, plus rares, à l’attente de la prochaine grande œuvre de Moore, qui sera probablement liée à la  magie, un domaine pour lequel celui-ci montre un intérêt croissant. Ne craignez rien. Si Watchmen / Les Gardiens vous a fait oublier vos préjugés vis-à-vis des super-héros, Alan Moore réussira bien à vous faire oublier David Copperfield..."

F. Peneaud

> MOORE & O’NEILL, The League of Extraordinary Gentlemen
[Ed. America’s Best Comics]



La Lettre de Carthage n°5 - mars 2000
Couverture Al Séverin

lundi 10 février 2014

> Kyle BAKER dans la LETTRE DE CARTHAGE #4 - FÉVRIER 2000

J'ai retrouvé les maquettes de la Lettre de Carthage : ce fût la newsletter (comme on dit en bon français) d'informations de la libraire de son ouverture en 1997 à 2003 de mémoire.
Douze numéros, chacun envoyé à plusieurs centaines d'exemplaires pour informer des expositions, signatures ou nouveautés et surtout sorties de ce que j'ai édité au fil des années (portfolios, livres ; estampes ; affiches ; tirages de luxe ; collectors etc.) sans oublier certains ouvrages que j'ai distribués (j'aurais mieux fait de m'en abstenir !)…

Quelques rares textes furent écrits par d'autres personnes par amitié : les meilleurs, comparativement aux machins-trucs que je rédigeais à la va-vite pour juste présenter les choses (il fallait toujours tout faire en même temps)…

Voici le texte écrit par un ami pour présente Kyle Baker lors de la sortie en français de Pourquoi je déteste Saturne (Éditons Delcourt) :

LETTRE DE CARTHAGE #4
FÉVRIER 2000

"D’abord, c’est  plein d’hydrogène. Ensuite, c’est froid et beaucoup trop loin pour y passer un week-end en amoureux. Mais Anne a de toutes autres raisons pour détester Saturne.



Sous une couverture décevante - l’originale était bien plus originale - voici enfin traduit un des albums U.S. les plus amusants de ces dernières années. Kyle  BAKER n’en était pas à son coup d’essai avec cette comédie de moeurs : un premier album solo paru en 1988 et disponible actuellement chez  Marlowe and  Company, The Cowboy Wally Show, confirmait le talent d’humoriste apparu en 1987 dans ses dessins  pour la série de DC Comics The Shadow, un bijou d’humour très noir, ou même l’adaptation en B.D. de films comme Howard The Duck - une daube totale,  il faut bien le reconnaître. Cowboy Wally racontait  la carrière d’un animateur-acteur de la télé américaine, producteur de séries à côté desquelles Hélène et les garçons pourrait passer pour un chef-d’oeuvre comme Twin Peaks.
Avec un noir et blanc très sobre et une science consommée des expressions faciales,  BAKER livrait une satire de la télé populaire, lui qui écrit pour elle depuis longtemps.
Déjà présente dans cet album, l’utilisation de dessins à mi-chemin entre l’illustration et la B.D. accompagnés de texte situé sous ou à côté des cases va caractériser les œuvres suivantes de BAKER. Celui-ci puise donc depuis ses débuts aux sources de la  bande dessinée, avant l’utilisation des bulles, pour créer des oeuvres pourtant très ancrées dans leur époque. Son art consommé du rythme, qui doit beaucoup au  slapstick des débuts du cinéma au plan narratif, mais qui est aussi en évidence dans les chutes de ses blagues hilarantes, n’est égalé que par sa maîtrise de la complémentarité texte-image.Pour reprendre la classification établie par Scott Mac Cloud dans L’Art Invisible, BAKER utilise à merveille certaines combinaisons entre le mot et le dessin : le type “additif” où texte et image font passer le même sen, ici amplifié, et le type ‘interdépendant”, où une synergie, une création de sens, se produit entre le texte et l’image. Quand cette virtuosité est mise au service d’un humour où figurent en bonne place des jeux de mots bien tirés par les cheveux [bon courahe au traducteur !], le résultat atteint des sommets de folie douce
En 1999 est paru chez DC Comics / Vertigo son troisième album, You Are Here, dans des couleurs par ordinateurs genre cellulo. Un trait qui oscille entre les bébêtes à la Disney et le gore à la De Palma, un méchant qui ressemble à Mitchum dans La Nuit Du Chasseur, un homme qui voit son passé lui revenir en pleine figure, tout cela crée une atmosphère plus âpre que celle de Cowboy Wally, atmosphère que l’on retrouve dans son dernier album en date, paru pour la fin de l’année chez  DC, I Die at Midnight.
Le 31 décembre 1999, un homme largué par sa copine décide de se suicider en avalant des  médicaments, mais ladite copine surgit bien inopportunément, décidée, elle,
à faire la paix. S’ensuit une course contre la montre en 64 pages dans un New- York  prêt au passage à l’an 2000. Une course-poursuite pour récupérer un remède aux médicaments absorbés, mais aussi contre un gros bras cinglé et violent épris
de la copine en question. Un réveillon pas comme les autres... Ces deux derniers albums, à l’humour toujours présent mais où les personnages sont confrontés à des psychopathes réellement malfaisants, annoncent peut-être une évolution chez le comique léger que fut jusqu’à présent BAKER.
Léger, mais dangereux : il a récemment provoqué la destruction du tirage d’un comic. Il y dessinait une courte histoire humoristique où l’on découvrait les déboires de la baby-sitter de Superman bébé. Une ambiance à la Tex Avery qui a terrifié l’éditeur DC Comics quand ils ont découvert le super-bébé grésillant joyeusement dans un four
à micro-ondes. De peur qu’un parent imbécile n’essaie la même chose avec son gosse et les poursuive en justice, ils ont fait pilonner ce comic. De la naissance d’un collector
de Kyle BAKER...
Entre Cowboy Wally et You Are Here se situe donc Pourquoi je Déteste Saturne,  paru en 1990 chez DC. Le noir et blanc est là rehaussé de l’utilisation élégante
d’une couleur de fond, choix délibéré de la part de  Baker puisque des projets comme Justice Inc. [une mini-série dérivée de The Shadow] ou l’adaptation B.D.
de De l’Autre Côté du Miroir, pour le défunt éditeur First Comics, avaient montré son art de la couleur.
Le point fort du dessin de BAKER, ces contorsions faciales en phase parfaite avec un texte soigné aux petits oignons, est lui aussi à l’honneur. Le personnage principal de cette histoire est une jeune femme nommée Anne, dont la soeur légèrement fêlée est poursuivie par son ex, un jaloux dangereux...et prétend venir de Saturne.
Vive la famille ! 
Anne est une femme moderne : elle écrit une chronique pour un magazine branchouillard, se débrouille très, très bien sans les mecs, si, si, s’habille en noir et passe beaucoup de temps à discuter de sexe avec son meilleur copain, Ricky. Une new-yorkaise des
années 80, quoi. Qui va traverser les U.S.A. à la recherche de sa soeur quand l’ex vient la menacer. De quoi effectivement détester Saturne ! 
Tout cela est aussi bavard et amusant qu’un bon  épisode  de sitcom, les  considérations loufoques sur les hommes, les femmes et tout le tintouin succédant aux calembours et vacheries. Même lors des apparitions de l’ex qui se fait de plus en plus pressant,
le ton reste léger et hystérique. Comment échapper à un type assez riche pour faire condamner un immeuble, se demande Anne. Heureusement pour elle, on apprend
à se servir des armes lourdes, sur Saturne..."

F. Peneaud


La Lettre de Carthage n°4 - février 2000
Couverture Pascal Rabaté


dimanche 9 février 2014

> RICCI dans la LETTRE DE CARTHAGE #2 - MAI 1999

J'ai retrouvé les maquettes de la Lettre de Carthage : ce fût la newsletter (comme on dit en bon français) d'informations de la libraire de son ouverture en 1997 à 2003 de mémoire.
Douze numéros, chacun envoyé à plusieurs centaines d'exemplaires pour informer des expositions, signatures ou nouveautés et surtout sorties de ce que j'ai édité au fil des années (portfolios, livres ; estampes ; affiches ; tirages de luxe ; collectors etc.) sans oublier certains ouvrages que j'ai distribués (j'aurais mieux fait de m'en abstenir !)…

Quelques rares textes furent écrits par d'autres personnes par amitié : les meilleurs, comparativement aux machins-trucs que je rédigeais à la va-vite pour juste présenter les choses (il fallait toujours tout faire en même temps)…

Voici le texte écrit par un ami pour présenter Stefano Ricci, lors de l'exposition montée au mois de mai 1999 à la librairie-galerie La comète de Carthage :


LETTRE DE CARTHAGE #2
MAI 1999

"Il serait facile et futile à la fois, de tenir un discours élogieux, rempli de multiples superlatifs, sur Stefano RICCI. Ce jeune artiste d’origine italienne présente un style graphique tout à fait particulier ; à la lisière de la bande dessinée contemporaine, son dessin s’apparente à la peinture, et, il est fort aisé de regarder ses ouvrages d’un point de vue purement pictural.
Sans doute nous pose-t-il de manière aiguë le problème de la reconnaissance de la bande dessinée comme expression artistique à part entière; le “neuvième art” jouit encore d’une réputation peu propice et possède, encore et toujours, de nombreux détracteurs. Si RICCI permet d’ouvrir un peu plus l’accès à la “BD”,  en nous offrant une nouvelle voie à explorer, nous ne pourrons nous en plaindre. Il eût été évidemment souhaitable que ce moyen d’expression, composante culturelle indéniable, soit reconnu auparavant, mais soyons assurés que les personnes frileuses à l’égard de la bande dessinée, seront de plus en plus acculés dans leur étroitesse d’esprit grâce à des ouvrages tels que Tufo, ou bien encore Anita.
Tufo, d’après un scénario de Philippe de Pierpont, met en scène la confrontation de l’Homme face  à l’art, mettant en scène une cantatrice déchue qui va mener jusqu’à son terme sa quête de l’infini. La mort devient un acte libérateur, seul rempart face à l’absurdité de la vie. L’unique issue, l’unique finalité prend la forme de cette symbiose entre le corps humain et l’œuvre engendrée. Le dessin, aux contours incertains, est la sublimation de cette conception, à la fois aride par sa dureté, et fertile par l’infini qu’elle engendre; l’utilisation de panels de gris accentue lui aussi l’étroite relation qui se crée entre le dessin et la vie: les cases se fondent entre elles et se dilatent jusqu’à nous, jusqu’au présent intemporel de notre lecture…
Anita, d’après un scénario de Gabriella Giandelli, marque déjà une rupture: l’apparition de la couleur en est l’élément le plus apparent, mais nous ne saurions réduire cette évolution vers une certaine “maturité artistique”, à ce simple fait. Le dessin semble s’étendre; les cases s’agrandissent au point de former dans la plupart des cas sinon des diptyques [du moins des images se répondant les unes aux autres par une recherche de la complémentarité]dans l’utilisation des couleurs, voire des tableaux, renforcés par un lien textuel.
Mais ne nous y trompons pas, il s’agit bel et bien de bande dessinée. L’effet rendu, et sans doute escompté, est une contemplation de chacune des cases/pages; le rythme semble se ralentir inexorablement jusqu’à saisir l’instant dans sa nudité la plus crue. Nous ne pouvons ne pas penser alors à certaines œuvres cinématographiques, où l’image se déconnecte d’un récit linéaire au point de devenir langueur… De la même manière, Stefano RICCI saisit un portrait d’Anita d’une justesse et d’une précision quasi diabolique. Elle-même photographie les déchets de notre société par le biais des restes alimentaires, laissés négligemment ou consciencieusement dans nos assiettes. Si Bukowski le faisait de manière beaucoup plus scatologique, ces deux artistes ne semblent finalement pas si éloignés l’un de l’autre dans leur démarche: ne cherchent -ils pas à cerner ainsi une intimité que nous ne considérons généralement qu’avec indifférence, voire dégoût ? Les couleurs, notamment les rouges vibrants, accentuent la profondeur de l’album: elles sont le reflet des charbons ardents que nous inflige le dessinateur.
Le choix fixé par Stefano Ricci d’utiliser dorénavant le titre générique de Dépôt Noir pour ses recueils de dessins et travaux illustratratifs ne surprendra donc personne. Le lecteur y trouvera à chaque fois quelques facettes de la large palette graphique dont il dispose. De nombreuses césures apparaissent dans le dessin, et le texte en profite parfois pour s’enrouler dans certaines de ses illustrations…
Le portfolio qui paraîtra aux Éditions Le 9ème Monde dans le courant du mois de juin ne pourra donc être que fort prometteur au regard de ce qui a déjà été réalisé.
L’exposition qui se déroulera à partir du 10 juin, et ce, jusqu’au 31 juillet 1999 à la librairie-galerie La comète de Carthage, réunira plusieurs planches originales d’Anita, mais également les dessins originaux de Dépôt Noir, le portfolio conçu spécialement à cette occasion, sans oublier certains des dessins extraits du livre publié au début de cette année par les Éditions Fréon…
Cette exposition nous permettra de constater à quel point le dessin de Ricci est dense et torturé. Le pastel est littéralement écrasé contre la feuille; le papier gratté jusqu’à la dernière fibre et de cette matière quasiment informe surgit la magie de la vie : que la lumière soit ! "

V. Lefieux