samedi 19 novembre 2016

> L'Art de la palissade en bois et du terrain vague dans l'œuvre graphique de Chaland…

Je vous propose de continuer l'exploration outrancière de l'œuvre graphique du jeune Yves Chaland (que d'aucuns qui ne l'ont même jamais croisé — ne serait-ce qu'une seule fois — osent appeler "Maître", comme s'ils pouvaient se revendiquer d'être ou avoir été un disciple — padawan —  ou que Monsieur Yves Chaland eut été leur mentor à un quelconque moment de leur vie !) …

Fermons cette parenthèse et revenons à ce qui est vraiment important.
S'il est un aspect négligé dans l'œuvre dessinée de Chaland, c'est bien son utilisation récurrente de la palissade en bois, dans ce qu'elle est de toute évidence : une barrière icono-séparative (à ne surtout pas confondre avec l'espace inter-textuel de certains penseurs du 9ème Art)  entre le monde du réel dans lequel nous évoluons tous : la rue ou, plus simplement,  l'espace macadamique intro pictural®,  et ce qu'il y a au-delà de cet espace macadamique intro pictural
Nous pourrions à loisir disserter sur la notion de monde réel mais, gageons, que sur ce point nous tomberons tous d'accords pour une définition communément admise et admissible telle qu'elle est expressément présentée et / ou révélée dans le fameux Traité de Philosophie Appliquée au(x) Monde(s) Perceptible(s) de la fin du 20ème siècle (qui aura au moins apporté cela de grandiose à la Pensée Humaine) : Matrix™…
 

• L'Art de la palissade en bois dans l'œuvre dessinée de Chaland :
 

Nous passons trop souvent sur des éléments indubitablement primordiaux et, sur certains aspects vitaux  des récits fabulistes en narration séquentielle, en lisant nos chers livres de Bande Dessinée !
Il fait partie de mon devoir de lecteur du commun, que de révéler à quel point la palissade en bois revêt une nécessité incontournable pour saisir la substantifique moelle de l'œuvre graphique de Yves Chaland…
Il me paraît utile de préciser que la palissade en bois dissimule aux yeux des passants plébéiens le terrain vague, en friche ou oublié, en attente — stand by en bon français —  du projet immobilier qui permettra aux promoteurs, et néanmoins humanistes, de remplir leurs tiroirs caisses en même temps que ceux de certains Partis Politiques vintage, par pur acte de partage sans égal que nos âmes issues d'une culture judéo-chrétienne fondée sur la contrition et la redistribution chère au marxisme-léninisme, ne peuvent qu'approuver du chef, les yeux fermés et les deux mains sur les oreilles ("parce que lorsque l'on ne voit et n'entend rien, on ne peut rien dire", disait mon Grand Oncle Vittorio, qui s'y connaissait aussi en béton puisque dirigeant l'une des Famiglia de… mais, je m'égare sur des sentiers Piémontais dont il ne faut pas parler)…
Projets immobiliers, disais-je,  qui permettront aux promoteurs de s'en mettre plein les fouilles, pour oser employer un langage fleuri, de façon trop souvent inversement proportionnelle aux qualités architecturales et urbanistiques qui ressortiront desdits projets : cela n'a jamais été le but, faut-il le rappeler ?
La palissade en bois dissimule tout autant aux yeux des passants, ces espaces interlopes dans lesquels les événements les plus sordides peuvent arriver à tout instant, et, pourtant, que les enfants — les ketjes en bon français — s'appropriaient comme terrains de jeux.
Et, ce, évidemment, bien avant que la norme AFNOR ne vienne tout dramatiquement régenter et niveler !…

Commençons avec Bob Fish, paru en livre en 1981 grâce aux bons soins (si l'on oublie ces viles histoires de pelliculage fripé voire de papier gondolé pour l'édition de luxe) des excellentissimes éditions Les Humanoïdes Associés (pour reprendre la rhétorique désuète et d'arrière-garde de certains Docteurs ès Bande Dessinées : les vraies éditions Les Humanoïdes Associés) : Flup (qui n'est pas sans faire penser à Flupke : normal c'est son cousin par la belle-sœur de la tante de son oncle par le cousin germain de son père carolo), associé d' Albert alias Ric Hoch Al Mémory, a confié une mission à deux ketjes : retrouver une voiture grâce au numéro de la plaque d'immatriculation et la référence du modèle…
Les deux ketjes vont s'extraire du monde furieux qui nous entoure et s'isoler dans un terrain vague, derrière une palissade en bois, et ne rejoindront le monde toujours aussi furieux qui nous entoure encore et toujours — et ce n'est pas seulement à cause de tous ces damnés Témoins de Jého morantins qui sillonnent les trottoirs à témoigner d'on ne sait quel message divin trompeur ? — qu'une fois le numéro de la plaque d'immatriculation apprise…
L'un avalera le papier tandis que l'autre morveux aura bien meilleur et onctueux à avaler…
Il faut noter et faire remarquer le travail tout en finesse et discrétion fait par Yves Chaland : un forme de champ-contre-champ à travers un espace physique séparé — frontiéralisé serais-je enclin à écrire, si seulement cela signifiait vraiment quelque chose de tangible — par la palissade en bois. Le détail  est diabolique (sic) : le réverbère à l'arrière-plan derrière la palissade et hors  du terrain vague, dans la rue, est visible au premier plan à côté des ketjes revenus au monde furieux, dans la rue.
Je constate une nouvelle fois qu'il semble plus facile pour ces ketjes de mémoriser ce numéro de plaque d'immatriculation — malgré tout — que la moindre récitation de nos chers Grands Auteurs classiques…

Yves Chaland, Bob Fish —Planche 12
Éditions Les Humanoïdes Associés, 1981
> Les ketjes s'isolent du monde extérieur dans le terrain vague et n'en ressortent
pour rejoindre le monde commun de la rue qu'une fois leur leçon assimilée…

Flup a rencontré un autre ketje — un vrai castar — qui a trouvé la piste de la voiture recherchée par Albert pour Bob Fish : rendez-vous est donné par une nuit pluvieuse — par beau temps sur Bruxelles, il va s'en dire — dans une carrosserie borgne et douteuse qui se trouve derrière une palissade… en bois.

Yves Chaland, Bob Fish —Planche 15
Éditions Les Humanoïdes Associés, 1981
> Les ketjes on rendez-vous derrière une palissade…

Un espace interlope avec un seul immeuble posé entre usine aux cheminées fumantes et rails de chemin de fer ou de tramway… Le panneau publicitaire encore présent sur l'une des façades de l'immeuble ne doit plus avoir aucun impact (impacté dans le langage marketing actuel : beeeeurk. Impression de déjà lu peut-être ?) sur quiconque, puisque nous nous trouvons dans un désert urbanistique total…
Aussi peu d'impact que l'envoi de livres en service de presse à des fanzines ou a des sites internets pseudo culturels… c'est peu dire !

Yves Chaland, Bob Fish
Planche 16
Éditions Les Humanoïdes Associés, 1981

Continuons avec le travail de Chaland dans le domaine des estampes avec l'une des premières qui furent éditées : Ghost.
Cette estampe, imprimée en 1983 par Frédéric de B. du remarquable atelier de sérigraphie L'Atelier — sis à Paris dans le 14e arrondissement — présente un carrefour de ce qui semble être une petite ville tranquille, à l'ancienne : bien proprette. Une distribution gratuite de paquets de lessive Ghost faite par des fantômes (ce ne sont pas de vrais fantômes : je vous rassure : il n'y en a qu'en Écosse comme il a été scientifiquement prouvé par un Mac-quelque-chose) tous vêtus de blanc immaculé — allusion évidente à la puissance de nettoyage de la lessive en question… et davantage au nom de ladite lessive par un jeu de mot d'une puissance que seul le monde de la publicité peut délivrer au public sidéré par tant d'audace…
Au cas où l'on n'aurait pas tout saisi, les noms des rues nous mettent sur la piste : Rue Blanche, Place Propre ou Avenue de la Grande Lessive

J'ai numérisé une partie de cette estampe (partie supérieure / gauche) : on distingue derrière la camionnette avec l'affiche Ghost collée sur les flancs (impensable à notre époque où même les véhicules de transports ou de livraisons sont presque tout le temps sous-loués), le fameux terrain vague dont seule une partie est entourée par la fameuse palissade en bois…
Le monde moderne et ses tours autant infernales que hautes guettent à l'arrière-plan et leur ombre rectiligne plane sur ce quartier resté haut en couleurs… Nul doute que cette palissade et ce terrain vague vivent là leurs derniers instants de friche, avant qu'une tour ne vienne jeter son ombre d'obscurantisme architectural sur ce qu'il reste de ce quartier habité, vivant et presque immaculé (en tout cas : bien blanc !)…
Si le terrain vague n'est pas, ici, investi par des hordes de gamins débraillés et criards, il sert de raccourci, pour celui qui veut courir vers la distribution gracieuse de lessive Ghost, tel un chemin de traverse dans le monde rigoureux et tracés de l'urbs moderna qui va déferler dans un futur proche.

Yves Chaland, Ghost (détail)
Sérigraphie couleurs — 190 ex. numérotés & signés
Éditions Central Union, 1983

Yves Chaland, Ghost (détail)
Sérigraphie version au trait — Tirage signé
Éditions Central Union, 1983

Dans une estampe précédente éditée par Magic Strip en 1982, nous suivions déjà Freddy Lombard, Sweep et Dina sur une piste sanglante dans l'une de ces zones interlopes, située sous un pont de chemin de fer…
Freddy, lanterne SNCF — ou SNB : je n'ai pas reconnu le modèle utilisé —  à la main, précède ses deux complices et nous éclaire de ses lumières tel Diogène, qui cherchait déjà l' Homme…

Yves Chaland, Freddy Lombard
Sérigraphie couleurs — 200 ex. numérotés & signés
Éditions Magic Strip, 1982

C'est dans un autre terrain vague, derrière une palissade en bois dont certaines planches fournissent le matériau nécessaire au bon feu de bois qui réchauffe les âmes et, davantage encore, les corps de Freddy Lombard, Sweep et Dina Martino (ainsi qu'un chien certainement abandonné à son triste sort d'errance qui les a rejoint) que je vous emmène.
Cette palissade en bois leur permet de se retrouver et se protéger du monde extérieur après avoir été interrogé au commissariat du XIIème arrondissement (de Paris, il va sans dire), alors que Dina avait dit ne plus oser rentrer à leur appartement, après avoir découvert un crime abominable dans l'appartement voisin.
Le jeune Yves Chaland habitait rue de Lyon, à côté de la gare du même nom : était-il allé faire des repérages dans ledit commissariat afin de le dessiner avec réalisme, ou l'a-t-il créé de toutes pièces sur le papier à dessin ?
Le terrain vague était-il voisin de son immeuble, ou bien là aussi a-t-il créé cette palissade en bois sur sa planche à dessin ?
Il faut se souvenir qu'à cette époque le quartier était en pleine restructuration — gentrification en français du 21ème siècle — et que l'on avait évacué l' Ilôt Châlon à grands coups de matraques comme tous quartiers prolétaires qui se respectent sur Paris : nul doute que les terrains vagues derrière leur palissades en bois ont succédé rapidement à la destruction des habitations insalubres et autres repaires de toxicos et autres esclaves de la seringue (sic) qui y pullulaient…

Yves Chaland, Freddy Lombard, Le cimetière des éléphants —Planche 7
Éditions Les Humanoïdes Associés, 1984
> Freddy, Sweep et Dina s'abrite dans un terrain vague derrière
une palissade pour se réchauffer autour d'un bon feu…

Yves Chaland, Freddy Lombard, Le cimetière des éléphants —Planche 7
Éditions Les Humanoïdes Associés, 1984
Planche originale — Encre de Chine sur papier + gouache + collage

L'hiver venu, et la bise qui l'accompagne (vent frais, vent du matin etc.), nous retrouvons le trio dans le même terrain vague enneigé, derrière la même palissade en bois en train de festoyer aux frais du traiteur voisin — à l'arrière-plan, les bras en l'air en train de hurler comme un cochon (rien que du très classique pour un traiteur) : "Aux voleurs !… Aux voleurs !!…" .
Cette variation sur le terrain vague et sa palissade en bois — avec la case de la planche 7 du Cimetière des éléphants montrée plus haut — permet au trio de s'en mettre PLGPPUR, même si cela n'est pas vraiment très moral : leurs ventres seront bien plus remplis que ce que la situation précédente ne le laissait présager…

Yves Chaland, Freddy Sweep et Dina Joyeux Réveillon
Carte de vœux — Éditions Magic Strip 1983
> Réveillon de Noël pantagruélique, derrière une palissade
avec traiteur dévalisé à l'arrière plan et police alertée…

Les périodes de fêtes sont propices à l'exploration de l'Art du chant de Noël et de la chorale, avec toujours une palissade en bois derrière Freddy Lombard, Sweep et Dina
Les tenues vestimentaires ont changé et sont plus chaudes pour Sweep et Dina, et Freddy est passé de la canadienne tellement à la mode dans les années 40 & 50, au duffle-coat typiquement estudiantin, que certains dessinateurs post Chaland avaient aussi adopté…
Ces trois versions forment une variation intéressante sur le même dessin et sujet… puisque la fameuse palissade en bois à la Chaland y est particulièrement représentée !

Yves Chaland, Freddy Sweep et Dina Joyeux Noël
Carte postale — Éditions Magic Strip 1983
> Chant de Noël avec chat, derrière une palissade en bois
avec immeuble typique à l'arrière plan et ciel étoilé…

Yves Chaland, Freddy Sweep et Dina Joyeux Noël
Carte postale — Éditions Magic Strip 1983
> Chant de Noël avec chat, derrière une palissade
en bois avec ciel étoilé à l'arrière plan…

Yves Chaland, Freddy Sweep et Dina Joyeux Noël
Sérigraphie sur plaque métallique — Éditions Magic Strip 1983
> Chant de Noël avec chat, derrière une palissade
en bois avec immeuble typique à l'arrière plan…

Le Jeune Albert ne peut échapper à l'exploration des terrains vagues et de leurs palissades en bois propres aux ébats des gamins parigots ou d'ailleurs, et des ketjes plus exotiques.
On le remarque dès la couverture de la première édition du livre publié en 1985 par Les Humanoïdes Associés : sur les quatre vignettes entourant le portrait du Jeune Albert, deux ont pour décor un terrain vague dont l'un est bien entouré de sa palissade en bois, même si elle est très dégarnie…


Yves Chaland, Le Jeune Albert — Couverture (détail)
Éditions Les Humanoïdes Associés, 1985
> Albert pleurniche dans un terrain vague……

Yves Chaland, Le Jeune Albert — Couverture (détail)
Éditions Les Humanoïdes Associés, 1985
> Albert et son lance-pierre avec terrain vague et palissade en bois…

Le terrain et sa palissade en bois protectrice ne peut que servir de refuge absolu, surtout après avoir lancé une pierre avec son fidèle lance-pierre, à la tête du représentant local de l'Ordre, du Droit et de la police du Roi !
Si Albert s'emmêle souvent les pinceaux à toujours vouloir faire de grandes phrases quasi logorrhéiques — chiffe-mouillée synthèse ou contraction involontaire entre la chiffe-molle et la poule-mouillée — et faire la leçon à son faire-valoir, ils sont tous deux obligés d'aller s'abriter hors du monde appréhendé par la perception intellectuelle du policier. 
Effectivement, le terrain vague qui trouve vie d'habitude derrière les palissades ne l'est plus à ce moment là : le chantier de construction a pris sa place — le décor est posé par les tuyaux de canalisation, briques et pelle qui sont dans la place.
Comme tous chantiers, celui-ci doit être interdit au public : il échappe évidemment à la sagacité du policier de proximité — comme on allait les appeler quelques décennies plus tard (la proximité remplaçant le quartier, que l'on n'oserait plus nommer ainsi tant les lieux ne ressemblaient plus à rien, et certainement pas à un quartier tel que l'usage commun l'entend) — que l'on puisse se dissimuler au regard pénétrant du représentant de l'Ordre Public dans un espace interdit au public, qui, comme tel, est hors de l'espace public et de lui-même !…
Cet espace est passé au-delà du monde perçu par le policier… qui ne pensera pas à faire les quelques pas qui le séparent des deux ketjes, alors qu'il n'aurait plus qu'a se baisser et à faire respecter l'Ordre et le bon droit contre lequel le Jeune Albert ne cesse de se révolter…
Situation déjà fort présente dans le cinéma muet, autre art visuel par excellence, dans lequel fleurissait les bandes d'enfants désœuvrés et autres marginaux sans rôle sociétal défini, dans le sens où tout le monde est bien étiqueté et rangé dans le bon tiroir de nos jours (fort heureusement ! Sinon où irions-nous ma bonne dame ?…) : principalement dans les bobines de Charlot, pour ne citer que le principal, ou Our gang Little rascals

Yves Chaland, Le Jeune Albert —Page 29
Éditions Les Humanoïdes Associés, 1985
> Après le forfait, il faut se réfugier dans un chantier derrière la palissade en bois… 
Yves Chaland, Le Jeune Albert? Le chant du drapeau—Page 33
Éditions Les Humanoïdes Associés, 1985
> Le terrain vague avec sa palissade dégarnie, sorte de no man's land
urbain où Albert aide son ami Fifi à pouvoir s'intégrer dans un groupe …
Yves Chaland, Le Jeune Albert —Page 39
Éditions Les Humanoïdes Associés, 1985
>  Le terrain vague avec la palissade à l'arrière-plan sert de terrain
neutre pour régler ses comptes avec une bonne bagarre après l'école…
Yves Chaland, Le Jeune Albert —Page 43
Éditions Les Humanoïdes Associés, 1985
>  Le terrain vague avec la palissade en bois restent à l'arrière-plan…

Nous retrouvons avec une énorme surprise Yves Chaland et son Jeune Albert  dans les pages de Pilote & Charlie ("la B.D. en fusion" : c'est chaud bouillant comme de la braise ce slogan d'accroche face à la machine à rêver, par exemple) en mai 1988, dans un numéro "Quand j'étais petit…".
Un numéro dans lequel Frank Margerin Présente, pour reprendre le titre de son premier livre chez Les Humanoïdes Associés et avant que cette formule ne soit déclinée sous forme de livres chez le même éditeur dès l'année suivante avec Frank Margerin Présente la Fête, ou, Frank Margerin Présente la télé, Frank Margerin Présente sa motoFrank Margerin Présente sa guitare etc.
Dans cette planche, Le jeune Albert va à l'école, mais est, bien évidemment, en retard.
Heureusement il n'est pas seul, même si cela semble lui arriver un peu trop souvent si l'on se souvient du portfolio Cauchemars dont j'ai déjà parlé (et aussi ici pour une extension du domaine de la lutte)… La dernière possibilité pour ne pas arriver trop en retard serait après de multiples péripéties que je vous laisserai découvrir par vous-même,  de prendre un raccourci et de passer par un terrain vague, entouré de sa palissade en bois réglementaire bien sûr !
Mais la mère aux chats leur barre la route… et il faudrait outrepasser les superstitions et préjugés digne de la campagne (tout le monde admettra sans réserve que le monde rural n'est que superstitions, rumeurs et délations, là où l'univers urbain n'est que progrès, modernité, propreté et rationalisation, plus encore depuis l'avènement d'internet) pour ne pas risquer d'arriver trop en retard à l'école.

Yves Chaland, Le Jeune Albert va à l'école
in Pilote & Charlie numéro 25 — mai 1988
>  Le terrain vague avec la palissade peut servir de raccourci aux deux
acolytes en retard mais l'accès en est coupé par la mère aux chats

Déjà en 1983 dans les pages de Rigolo, le magazine pas-si-rigolo-que-cela publié par Les Humanoïdes Associées voulant faire leur Fluide Glacial, Yves Chaland montre l'utilisation possible d'un objet presque autant improbable qu'inutile — le Périscope des Neiges — dans une sorte de fiche- bricolage que l'on pouvait penser sortie des pages d'un numéro de Rustica : avec des gamins en pleine bataille de boules de neige dans un terrain vague enneigé et, loin des regards réprobateurs de leurs parents, protégés par des palissades en bois !…

Yves Chaland, Périscope des Neiges
in Rigolo numéro 6 — décembre 1983
>  Le terrain vague avec la palissade est enneigé et sert de terrain
de jeux aux bandes de morveux gamins du quartier…

Déjà vu précédemment, ce dessin avec Floc'h pour la couverture d' Objectif Pub, sorti en 1986 : le panneau d'affichage publicitaire central Avenir  st présent pour dissimuler le terrain vague et la palissade en bois ,que l'on peut apercevoir à l'arrière plan, sur la gauche, derrière la cabine téléphonique, légèrement plus lourde qu'un technologique Iphone, les plus jeunes en conviendront, mais, déjà, avec l'éclairage intégré !…

Alain Lachartre, Objectif pub
Couverture de Floc'h + Chaland
Éditions Robert Laffont + Magic Strip ;1986
> la scène se passe dans un terrain vague et l'on aperçoit la palissade en bois au fond derrière la cabine


Les palissades en bois ont disparu de nos paysages urbains depuis de nombreuses années, remplacées dans la plupart des cas par de magnifiques panneaux en métal rutilant, et le terrain vague n'existe lui-aussi quasiment plus…
Sac à papier ! Quelle est cette époque où on ne laisse plus ni au temps de faire son ouvrage, ni aux gens d'apprendre à se connaître un tant soit peu, et encore moins à ces terrains libres / libérés de respirer : dès lors que l'espace est disponible, les machines infernales de nos temps modernes déferlent en rugissant et investissent cet espace afin d'œuvrer au plus vite et construire avec une solidité et un sens de l'esthétique trop souvent liés au temps passé sur ces chantiers…
Aussi, les terrains vagues ne sont plus, et leurs représentations graphiques, reflets d'un monde en mutation, révolus : celui-là même que l'on pouvait retrouver dans les photographies du petit peuple de la ville, de Doisneau, Cartier-Bresson (Chicago) ou Willy Ronis…

Enfant, j'ai eu moi-même pendant des années un immense terrain vague sous mes yeux : un trou immense classique dans les cités dortoirs de la banlieue parisienne. Avant que celui-ci ne finisse par être "bouché" peu à peu — projet après projet —  sur plusieurs décennies : par une Bibliothèque Publique de référence, puis un immense Bureau de Poste (période Service Public : quand la Poste fonctionnait correctement et ouvrait des Centres Postaux plutôt que les fermer, avant de certainement en rouvrir si elle plagie la stratégie commerciale de leur ancien affidé, France Télécom / Orange ?), un centre de CPAM et autres bureaux ou hôtel pseudo-moderne, sans oublier un magnifique Opéra-Théâtre…
Ce terrain de jeux n'en était pas un et nous était interdit, mais nous y allions, forcément, discrètement, malgré les différents pièges éparpillés un peu partout dans cet espace (mal) fermé par une… palissade en bois.
Cela m'a valu un beau trou dans la cuisse gauche, causé par une barre de fer, celles là même servant à renforcer le béton armé, par un beau soir d'été naissant où nous jouions la nuit tombée (sinon ce n'est pas amusant…) entraînés par les grands à trouver le ballon dégagé en l'air, au pied, le plus loin possible, entre les morceaux de parpaings et autres débris de chantier, dos tournés au tireur.

Comme je l'ai déjà dit, le terrain vague, espace laissé à l'abandon pendant un temps indéfini que les bandes de gamins pouvaient s'approprier n'existent quasiment plus, très / trop vite remplacés par les chantiers avec des systèmes de vidéo-surveillances dissuasifs.
C'était en ces temps anciens un morceau de nature sauvage laissés aux enfants, avant que le béton ne vienne tout recouvrir illico presto sous peine de surpayer les locations de matériels de chantier.

Yves Chaland, BDDP Il paraît que l'on a un nom à coucher dehors
Affiche publicitaire (détail) — BDDP, 1985
> Le terrain vague derrière sa palissade en bois a laissé place au chantier de destruction…


Ces terrains vagues et leurs palissades en bois étaient très couramment présents dans la Bande Dessinée franco-belge, dont — comme chacun sait — Yves Chaland fut le prolongateur surdoué et l'Héritier Naturel, pour ne pas dire naturalisé de fait (Belge, cela va sans dire !).

Aussi les avons-nous fréquemment vus, parfois dans les rôles centraux de ces bandes dessinées, ou comme simple décors dans d'autres histoires…
Tout comme nous,  Yves Chaland a dû s'en imprégner, afin de les intégrer dans son œuvre graphique post-lecteur / collectionneur…

Hergé, Quick et Flupke, Drame sans paroles
© Éditions Casterman — Moulinsart
> Les ketjes s'isolent du monde extérieur dans le terrain vague,
derrière la palissade en bois pour braver les interdits…

Franquin, Spirou, Le roi du ring
in Le Journal de Spirou numéro 548 du 18 novembre 1948
> Les ketjes s'isolent du monde extérieur dans le terrain vague, derrière
la palissade en bois pour tirer au lance-pierre sur une silhouette de Poildur…

Franquin, Spirou, Le roi du ring
in Le Journal de Spirou numéro 553 du 14 octobre 1948
> Les ketjes s'isolent du monde extérieur dans le terrain vague, derrière
la palissade en bois pour voir le match de boxe entre Spirou et Poildur…

Morris, Lucky Luke
in Le Journal de Spirou numéro 557 du 16 décembre 1948
> L'arrière de la palissade en bois sert à Lucky Luke
pour installer un subterfuge face à ses ennemis…

Tillieux, Gil Jourdan, Libellule s'évade
Éditions Dupuis
> Derrière la palissade en bois , un terrain vague envahi par les hautes herbes…


Tillieux, Gil Jourdan, Surboum pour 4 roues
in Le Journal de Spirou numéro 1243 du 8 février 1962
> Derrière la palissade en bois, le mystère reste entier…

Roba, La Ribambelle
in Le Journal de Spirou numéro 1247 du 8 mars 1962
> Derrière la palissade en bois, le terrain vague qui sert 
de repaire secret à la Ribambelle avec ses nombreux pièges…

Roba, La Ribambelle
in Le Journal de Spirou numéro 1248 du 15 mars 1962
> Derrière la palissade en bois, le terrain vague qui sert
de   repaire secret à la Ribambelle avec ses nombreux pièges…

Jidéhem, Sophie Les bonheurs de Sophie
in Le Journal de Spirou numéro 1347 du 7 décembre 1967
> Derrière la palissade en bois, le terrain vague
enneigé qui est apparu par enchantement…

Tibet, Le Club des Peurs de Rien, Les rois de la publicité
in Junior numéro 29 du  17 juillet 1969
> Derrière la palissade en bois, le terrain vague qui sert
de quartier  général aux membres du Club des Peurs de Rien…

Franquin, Gaston Lagaffe Tome 12 — Le gang des gaffeurs
Éditions Dupuis — 1974
> Derrière la palissade en bois, le terrain vague qui sert de parking sauvage
à la Fiat 500 de Gaston Lagaffe et de base de tir de ses "missiles"…

Geerts, Jojo Tome 10 — La chance de Sébastien
Éditions Dupuis — 2000
> Derrière la palissade en bois, le terrain vague qui sert à remettre en liberté
le hérisson adopté par la classe de Jojo après son hibernation hivernale…

Stanislas, Victor Levallois Tome 3 Le manchot de la Butte Rouge
Éditions Alpen Publishers —1994
Dessin pour un ex-libris Librairie Super héros (Paris)
> Derrière la palissade en bois, le terrain vague qui sert de terrain de jeu
à la bande du Jeune Albert transbordée en banlieue parisienne…
Remarquez le bus de la ligne S comme… Stanislas !

Stanislas, Victor Levallois Tome 3 Le manchot de la Butte Rouge
Éditions Alpen Publishers —1994
Dessin original Encre de Chine + gouache blanche + collage
> Derrière la palissade en bois, le terrain vague qui sert de terrain de jeu
à la bande du Jeune Albert transbordée en banlieue parisienne…

Tramber + Jano, Les aventures de Kebra, Anniversaire
Éditions Albin Michel —1997
> Derrière la palissade en bois, le terrain vague typique de la Banlieue parisienne
qui sert de repaire à la bande de loubards zonards de Kébra…

Jano, Kebra in Bennes dessinées
Éditions Carton —1986
> Derrière la palissade en bois, le terrain vague typique de la Banlieue parisienne
et zébra qui se retrouve dans une poubelle vintage

Tardi, Griffu
Éditions Dargaud —1982
> Derrière la palissade en bois, le terrain vague a été remplacé par
un chantier typique de la Banlieue parisienne des années septantes…

Tardi, Jeux pour mourir
Éditions Casterman —1992
> Derrière la palissade en bois, le terrain vague qui sert de repaire et de lieu
 de rendez-vous à Cat et à sa bande de sauvageons (sic) ou de racailles (sic)…

Tardi, Adèle Blanc-Sec, Le mystère des Profondeurs
Éditions Casterman —1998
> Derrière la palissade en bois, le terrain vague alors que les enfants avec coupes
de cheveux spéciales anti-poux jouent gentiment avec un chien, sur le pavé…

Bravo, Spirou et Fantasio Le journal d'un ingénu
Éditions Dupuis — 2008
> Derrière la palissade en bois, le terrain vague où les gamins
s'échauffent avant une bonne partie de football des familles…

Bravo, Spirou et Fantasio Le journal d'un ingénu
Éditions Dupuis — 2008
> Derrière la palissade en bois, le terrain vague où les gamins s'échauffent
avec l'arbitre désigné, avant une bonne partie de football des familles…


De nombreux autres extraits de bandes dessinées pourraient venir illustrer ces propos incroyablement révélateurs du talent de Yves Chaland pour représenter les terrains vagues et les palissades en bois dissimulés aux regards du chaland : un indéniable talent qui ne peut nous laisser de bois !…

Gaston, Joyeux Noël…
in Journal de Spirou numéro 1235 di 14 décembre 1961
… Gaston, Joyeux Noël… dans la palissade en bois !
in Journal de Spirou numéro 1235 di 14 décembre 1961




Valéry Ponzone




PS : Je peux déjà annoncer que les prochains sujets auront pour thèmes :
- L'Art de la  chaussure dans l'œuvre graphique de Yves Chaland
- L'Art du col de chemise dans l'œuvre graphique de Yves Chaland
- L'Art de l'Art dans l'œuvre graphique de Yves Chaland

vendredi 18 novembre 2016

> La pin-up du week-end… par Blexbolex

La pin-up du week-end paraît bien sage au premier abord, mais elle risque de vous en faire voir de toutes les couleurs si vous continuez à agir ainsi !…
Une bonne chevauchée vous calmera un petit peu, car ça commence à bien faire !!!
Hue !… Hue !!…
À la cravache elle nous mènera, à la cravache je vous dis !…
 
Crime Chien par Blexbolex
Gouaches sur papier ; 2006

Crime Chien par Blexbolex
Gouaches sur papier ; 2006

Deux gouaches originales pour version initiale de Crime chien par Blexbolex — originellement en sérigraphie chez Pipifax — avec des modifications de couleurs sur ordinateur pour la version définitive imprimée…




Valéry Ponzone


jeudi 17 novembre 2016

> Yves Chaland et sa Valse de saisons…

Une nouvelle intervention de Redstarpx dans ce blog qui s'est senti — par la Force obligé —  de dire tout le bien qu'il pense de cette estampe de Chaland…



On dit communément que le diable se cache dans les détails. Si cela est vrai, alors il n’est pas d’auteur de bande dessinée  plus diabolique qu’ Yves Chaland.

Etymologiquement, cela a pourtant tout de l’oxymore : car le diable est celui qui divise , alors que Chaland rassemblerait plutôt, aujourd’hui. On pourrait presque dire qu’il met tout le monde d’accord : par delà les époques, leurs modes et leurs maux, spécialistes et profanes s’accordent en effet à le regarder comme lui nous regarde, depuis l’abîme (de 1990 aux années 2010 : tout un continent englouti, pourtant). 

La nostalgie, d’ordinaire bonne camarade, n’a ainsi pas cours en ces pages.  Car les dessins de Chaland agissent encore et encore : ils travaillent la même matière brute, épousant un projet identique  - frayer un chemin. Réunir ces deux blocs autonomes : le temps littéralement historique de la bande dessinée, et son anticipation très personnelle de l’après (la post-modernité et ses différents  avatars).

Son œuvre est toujours en déplacement. Ce n’est pas le moindre des paradoxes : voilà un auteur que l’on aura souvent voulu figer dans l’hommage ou le rétro (la Nouvelle Ligne Claire, pour le dire vite), et qui dès le début est en avance sur son époque, résolument futuriste jusque dans ses pastiches des  illustrés des années 50.

Ce hors-jeu assumé est ce qui rend Chaland à jamais moderne. Au moment même de son surgissement, il semble avoir déjà anticipé sa fin, créant le désir au moins autant qu’il annonce le manque à venir.  Il serait comme un écho fin de siècle (les années 1980) à la phrase de Faulkner : « le passé ne meurt jamais : il n’est même pas passé ». En dix ans à peine, il aura ainsi accompli ce prodige : constituer une œuvre sans même avoir l’air d’y songer. Progressant dans son art, développant une manière propre, comme une vague recouvre une autre vague. Touchant la cible à tout coup, ou presque : chaque personnage devenu le prolongement de tous les autres, chaque dessin renfermant la totalité de l’œuvre, dans un emboîtement infini, un horizon indépassable qui en fait presque un genre à lui tout seul aujourd’hui.

Chaland est comme un parfum qui d’emblée rassure (l’immédiat du trait), sans jamais cesser d’inquiéter (l’incommunicable du langage). Plus que tous  les autres, il a mis en perspective (et en pratique) cet angoissant équilibre. D’où peut-être la fascination qu’il continue d’exercer, sur ses confrères comme ses lecteurs. Avec cette interrogation, permanente : comment le saisir ? Comment seulement l’espérer ?

On dirait qu’il n’y a pas de cadre qui le contiendrait tout entier : Chaland est dans le hors-champ – ou plutôt, il ne cesse de l’appeler.  Pourtant le cadre est bien là : pensé, composé, fabriqué, avec la plus grande rigueur possible. Mais son auteur fait tout pour en sortir.

C’est sans doute parfaitement logique : bien que cherchant l’évasion, Chaland part malgré tout de ce carcan : l’image pieuse, fondée sur la dualité catholique – le bien et le mal, ce qui est vu et ne peut se voir ; la représentation de ce qui n’a pas vocation à être ainsi scruté.

Alors en lieu d’envol, il joue la fugue, comme dans la série des Cauchemars  : tendant et distendant la toile, les corps, les éléments de composition, bientôt dé-composés. Menant jusqu’au bout de son chemin cet effet de distorsion, dans le devenir-liquide de chaînons fixes. A la recherche du chaînon manquant, de l’image derrière l’image, mieux : de l’image entre les images.

C’est ainsi qu’un et un feront bientôt trois.

D’où son ancrage dans la belgitude et le catholicisme originel, la Sainte Trinité. Cette matière théologique pré-imprimée où tout a commencé : le Père créateur du monde (Jijé), le Fils qui vient en faire l’annonce (Franquin), et puis le Saint Esprit, qui se débrouille à faire la suture entre les deux (Tillieux).

Chaland est donc celui qui prend sa part aux Ecritures, mais les redéfinit bientôt : scribe surdoué plus qu’appliqué, engagé dans ce grand détournement des voies immédiates – la subversion par le rire. Rupture certes, mais qui chemine sur un fil incertain : travailler amoureusement toutes les figures, toutes les techniques, avec la plus grande détermination à affronter puis dépasser ce risque majeur : la virtuosité ou la joliesse – le gouffre sans fond de la démonstration vaine.

Sa méthode : aller chercher la référence, poser une équation (une seule) en constituant l’assemblage, puis suggérer que tout est voué à la disparition. Enfin, sur la pointe du pinceau ou du Rotring, attendre la Chute (la chute tout court : songeons aux innombrables accidents qu’il aura dépeints).

Le plus fort dans tout cela : donner au lecteur le temps ; le temps d’y voir ; le temps de revenir (revenir à Chaland, c’est faire la critique de ce que l’on aura vu la première fois : c’est déjà du commentaire, de la glose – c’est l’au-delà du dessin, et l’en-deça du texte, un point où rien n’est stable – tout est ligne, mais rien n’est parfaitement clair).

Cet effet de ralenti, là où tout ne devrait être que vitesse, c’est l’idée du peintre selon Delacroix : « savoir attraper au vol un ouvrier tombant d'un échafaudage dans le temps qu'il met à tomber ». Chaland imprègne son image, toutes ses images, dans une manière d’alanguissement, en même temps qu’il peut en sortir à une vitesse sidérante. Il est tout entier dans ce balancement ternaire : le renversement permanent de deux points de vue (l’image réelle et son revers halluciné) par le détricotage simultané de l’ensemble.

Il s’affirme ainsi à la fois comme le roi de la profondeur de champ et le maître de l’effet-loupe. Tout est merveilleux d’étendue, et tout est d’une précision à peine croyable : des particules échappées d’un tableau pointilliste, se mouvant avec grâce dans un décor de cinémascope ! Il y a autant d’angles de vue que d’endroits où l’œil se pose, et pourtant rien n’est flou. La mise au point se fait d’elle-même, car chaque chose est détail, au bout du compte.

C’est tout à fait diabolique, en effet.

Yves Chaland — Valse de saisons
Sérigraphie couleurs ; 199 ex. n°/signés
Éditions La Ligna Clara, 1989

Ainsi dans une œuvre sublime, la sérigraphie Valse de Saisons, où tout est (évidemment) triple.

D’abord le rythme interne de l’image : un premier plan (ce petit groupe qui surplombe le défilé des mannequins) / le catwalk / un arrière-plan aux faux airs de coulisse ; ensuite, les couleurs,  fonctionnant sur le même principe : une dominante et une dominée que sépare une médiane (par exemple vert/rouge/blanc ou jaune/bleu/blanc) ; enfin les personnages eux-mêmes : tête/tronc/jambes & pieds (la chaussure esquissant l’échappée).

Ce tableau semble contenir tout Chaland : dans ses points de fuite, au delà de ce qui symbolise chacune des saisons, jusque dans cette notion de résistance. Aucune image en effet n’en recouvre une autre (ne la contient), ou ne la préfigure (devenant, en soi, déjà son souvenir). Il n’y a pas de surimpression possible, car chacune des sensations fonctionne en opposition immédiate avec la précédente. Ce qui importe, c’est la voie du milieu, l’élément tiers créé par la sidération provoquée par les deux autres.

Par exemple, dans cette vague de jaune qui se déverse depuis le rideau, avec ces ombres blanches : la lumière ainsi créée nous projette dans une mer de sable artificielle. Elle déroule une piste de cirque, que foule un caravanserail de personnages étranges : mi-homme ou femme et mi-animal, et bientôt être hybride, comme enfin délivré de ses deux incarnations précédentes (voyez ce magnifique homme-poisson, dont on ne sait plus très bien lequel des deux préexistait à l’autre).

Agissant de la même façon, le croissant de lune semble « minéraliser » le naturel  (arbre, fleur, fruit, champignon, poisson), le niant par l’illusion, l’artifice : à la verticale, comme tombée de l’astre, une étrange femme-poisson, avec des ballons de baudruche rose et vert pâle en guise d’oreilles de Mickey, qui la font ressembler à un cornet de glace ambulant : personnage de fiction ou monstre égaré ici-bas ? Son regard est caché par des lunettes noires (elle est la seule dans ce cas dans le défilé), la rendant quasiment opaque.

Génie du détail jusque dans l’accessoire : ainsi le sac à main-marron, et le parapluie de l’homme-champignon, dont le mouvement fait d’abord croire qu’il tient sa partenaire par la main ; la coiffure de la femme-neige, dont la forme reproduit celle de la brassière ; les points qui la composent (les flocons) ; et puis ce motif rouge en forme de cape qui accompagne la procession.

Ce déplacement discret du rouge fait le point entre deux propositions contigües : l’émiettement et l’éclatement, au travers d’une progression alternée - cape/champignon (haut), puis cape/fraise (bas). Cette parade, il nous faudra à la fin l’envisager de ces deux points de vue concurrents : le défilé, et la corrida – en ces deux mouvements successifs : parader, puis parer.

Car nous l’avions presque oublié : c’est bien un défilé de mode auquel nous assistons, dans tout ce qu’il a de plus habituel. Et cependant l’originalité des parures crée un décalage constant, à même de fragiliser notre appréciation, voire de nous perdre : une parade, certes, mais d’une étrangeté telle que sourd une menace indéfinissable. 

Yves Chaland — La nuit tropicale
Invitation ENSA, 1986
Un autre défilé de mode exotique…
C’est là que l’intelligence du dessin emporte tout : la beauté des corps (arrondi des hanches, tailles marquées, finesse et longueur des jambes, épaules carrées, visages fins, traits réguliers), évacue tout malaise. La courbure du vêtement (jusque dans ce qu’il peut avoir d’incongru) confère volume et sensualité au trait dessiné par le classicisme des silhouettes, qui, en retour, sert de cadre, fixant le regard.

Dans cette harmonie que rien ne semble vouloir déranger, Chaland insère avec culot deux éléments perturbateurs : un modèle prégnant d’érotisme, un autre à la touche d’exotisme plutôt insolite. Mais ni l’un ni l’autre ne viennent mettre en péril l’équilibre, et se fondent naturellement dans la marche.

Le premier modèle est une femme-fleur qui nous invite à la considérer sous l’angle le plus littéral, et en cela nous trouble : elle est une marguerite attendant qu’on l’effeuille (le dessinateur a déjà commencé de le faire : sa poitrine nue est à peine masquée par sa collerette). Le pistil qui lui tient lieu de couvre-chef est la marque de la vie-même, symbole de la toute-puissance du soleil dans cette onde de chaleur créée par les projecteurs. Quant à cette femme noire entièrement dévêtue dans sa bogue, elle offre une parfaite symétrie – ton de brun/ton de vert – avec l’homme-sapin qu’elle précède : elle en est presque l’accomplissement, le désir matérialisé. Elle irradie dans le naturel de sa nudité, en même temps qu’elle est peut-être le vecteur d’un message politique plutôt osé : femme-châtaigne dans l’affirmation de sa négritude, aux formes souples et sensuelles – qui prendra donc le risque de s’y piquer pour en cueillir le fruit ?

Ici s’exprime un élan manifeste vers la discordance, vers un ailleurs (l’au delà du podium : le monde, sans doute). Mais cette mise en danger ne crée pas de cassure, et se résout dans la plus parfaite décontraction (tranquille nonchalance de l’homme-sapin, les mains dans les poches !) : un sommet d’élégance.

Les apparences sont cependant trompeuses : cette image-première est déceptive, comme toujours chez Chaland. Par cette faille, il fait surgir la suspension : le sourire ou le rire naîssent d’abord d’un affrontement. Avec ce qui encadre ce flot de lumière et de couleurs,  jusque dans l’encadrement lui-même  : ces deux parenthèses bleu pâle qui font s’affronter le jour et la nuit.

En premier lieu du point de vue des personnages : le pilier à l’extrême gauche marquant la limite du cadre, c’est donc a priori cette dame un peu forte aux lèvres pincées, au visage trop rond et aux seins trop lourds, qui domine la scène et nous entraîne dans l’histoire.

Chaland étant diabolique (et nous au fait de sa malice), nous apercevons assez vite un homme un peu plus haut, dans l’axe médian du cadre : caché derrière un pan du rideau, il observe le spectacle, à la dérobée. 

Qui figure-t-il ? Le spectateur/lecteur ? Ou Chaland lui-même ? Et puis, qui est-il donc ? Un employé ? Un serveur, peut-être, comme dans la Party de Blake Edwards, par qui le commentaire (muet, c’est sa force) advenait : ne jamais être dupe, du naturel comme de l’artifice. Ou tout simplement le directeur de collection ?

Blake Edwards, The Party —  1968
Blake Edwards, La Party — 1969

Lui-même tout à gauche, il est peut-être bien le point d’accroche de notre lecture, la conclusion anticipée du récit. A portée de sa main, toutes les couleurs de l’épisode : jaune, blanc, vert, et bleu pâle, comme de juste.

Ce que nous voyons aussitôt mis en oeuvre, c’est une collision entre la sophistication et la trivialité, et le mariage forcé qu’elle engendre : celui de la légèreté et de la pesanteur, entre ciel et enfer. Le groupe au premier plan est une caricature presque immanente d’un entre-soi outragé : la mère aux sourcils froncés, la fille qui regarde, consternée, son père (?) qui essuie ses lunettes au moment même du défilé, le type (le gendre ?) aux cheveux en bataille. Cette mondanité feinte, c’est la comédie sociale dans ce qu’elle a de plus vulgaire. C’est l’effritement du masque des convenances, une parade ratée : le grand monde (un lieu chic, un public choisi) mis en miettes.

Mais la satire ne vise pas ce simple frottement : la ligne d’horizon du dessinateur se forme petit à petit, et notre regard soudain se pose sur ce que la grosse dame considère avec réprobation. Ce n’est pas le catwalk : c’est une scène qui se joue de l’autre côté, dans un arrière-plan qui aurait pu n’être qu’un simple décor d’appoint, mais va servir de cadre à la corrida du désir – un désir détourné de sa cible première, un désir qui ne sera que frustration, jamais achèvement.

Le personnage central du tableau était là, mais nous ne l’avions pas vu. Il  nous était donné par un tiers, et nous ne le savions pas. C’est cette femme qui vient tout juste d’arriver, très en retard. De fait, tous les regards se tournent vers elle : l’homme derrière le rideau, les spectateurs dans la fosse, ceux de l’étage - tous sauf un : ce photographe en bas à droite qui continue à mitrailler les mannequins ! Et aussi cette jeune femme, nous l’avons dit, qui regarde l’homme essuyer ses lunettes – mais nous voyons soudain ce dernier sous un jour nouveau : peut-être désire-t-il tout bonnement mieux voir celle qui vient d’arriver !

C’est un tourbillon qui envoie valser tout le reste : surprise du serveur qui verse à côté du verre, déférence ou obséquiosité du personnel, fascination de tous les autres, qui ne regardent plus le défilé pour lequel ils étaient spécialement venus (et nous non plus, d’ailleurs). Qui est cette créature ainsi mise en scène ? Que veulent dire les indices semés ici et là ? Cet apprêt souligné par ce mouvement triple : la main dans les cheveux, l’écharpe, le pli de la robe ?

Elle entre dans le décor en majesté, par la grande porte figurée par les piliers (qui délimitent ainsi un nouveau plateau, créant un autre espace, redéfinissant l’altitude : elle est en haut des marches, plus haut que le catwalk, mais pas encore dans les gradins). A noter : le visage du gros homme qui l’accompagne, en partie dissimulé par un pilier, montre le peu d’importance que Chaland accorde à celui-ci (il n’est qu’un appendice, au mieux).

Mais cacher cet appendice en partie est justement ce qui est amusant :  on remarque qu'il plastronne, la tête redressée et le nez en l'air, comme un soldat qui défile (!), ou comme un chasseur venant exhiber son dernier trophée. Ce doit être un nanti, un « puissant de ce monde », pour ainsi  entrer en retard, et le faire sans vergogne aucune : là est son privilège de caste. Mais il n’est qu’un personnage secondaire : l’élément perturbateur qui vient divertir l’assemblée (au sens étymologique de divertere, détourner), c’est elle.

Un glissement s’opère : nous avons l’étrange sensation de deux tableaux, l’un moderne, l’autre classique, qui seraient alors superposés, sans affecter la vision de l’un ou de l’autre, grâce à un effet de transparence. L’œil en crée vite un troisième : l’échappée figurée par le catwalk, ce hors-champ ainsi fantasmé par l’assemblage des deux autres.

Les vêtements du public, les appliques Art Déco, les croisillons de la balustrade ou les motifs identiques sur le rideau renvoient ainsi aux années 1930, quand les participants au défilé inventent un univers fantastique tout droit sorti d’un film de science-fiction. De la même façon, la coulée du défilé, si souple, si moderne, se heurte au hiératisme apparent des spectateurs. Les effets de rondeur (culotte bouffante, boules de glace, fraise, sac sphérique) contrastent avec une architecture rectiligne, droite, massive et imposante.

Toutefois, le mélange se fait parfois, en interne comme en externe : mélange des époques sur le catwalk (Antiquité des sandales tressées de la fraise, années 1960 du champignon-jockey, années 1930 des maillots de bain du couple poisson, Années Folles de la bogue-Joséphine Baker), mélange des signes dans la salle elle-même (le motif croisé présent dans les éléments de décor se retrouve dans le costume de l’homme-poisson, achevé dans l’œil-même du poisson).

Les mémoires de Joséphine Baker
Illustré par Paul Colin
Éditions Kra, 1927

C’est l’oeil courroucé de la grosse dame qui déchire le cadre : il trace une ligne, comme une flèche atteignant la retardataire, qui passerait, de manière très symbolique, par la femme-poisson. Ce trajet croise alors la cape que cette dernière tient comme une muleta : nous voyons bien qui voit rouge et figure le taureau aux naseaux fumants ! La femme-poisson peut être vue comme une médiane de la retardataire, qui, par son jeu de corps, sa démarche, sa disposition dans le plan, semble voler le regard, et, usurpant la qualité de mannequin, proposer son propre défilé.

Ou alors, ce regard furibard exerce-t-il une trajectoire plus courbe : surplombant le défilé, il serait comme un pont atteignant directement la nouvelle arrivante. Une diagonale qui en ferait une perpendiculaire à la scène, la perspective la dirigeant vers le haut des escaliers

C’est dans ce changement constant de perspective que la valse se déroule : pour chaque duo qui se forme, une troisième partie vient s’inviter. Si tout est double en apparence, dans l’appariement comme dans la confrontation, rien n’est jamais figé, tout se dilue toujours, pour se reconstituer plus loin. Ainsi des couples de mannequins (la jeunesse, les saisons à venir), des couple de spectateurs (l’âge mûr, les saisons passées) :  Chaland envoie valser les perspectives, il les renvoie valser, même : c’est en effet une valse de  saisons, pas des  saisons à laquelle nous assistons– cet indéfini en signale l’éternel recommencement des événements, des attitudes ou des postures.

Banalité de l’apparat, ironie de l’apprêt – et jouissance pure du spectateur/voyeur : il peut achever d’obéir à sa pulsion scopique la plus essentielle, tout en déroulant l’exégèse sur le dessin en train de se constituer. C’est d’une modernité absolue, et cela fait de cette image un classique instantané. Le malaise créé par le déséquilibre (ce qui est vu d’abord n’est pas ce qui doit être compris à la fin) fait place à un triomphe toujours renouvelé. Il consacre la responsabilité de celui qui regarde, en ce qu’il n’est pas simple témoin : c’est à lui de jouer, de prendre sa part – y compris, quelle ironie, cet aveugle à la canne levée !

Cela rappelle une autre sérigraphie, Drame Dans L’Atelier, véritable tryptique en un seul plan : la scène réelle (ce couple qui fuit après un meurtre), la scène fantasmée (le tableau peut-être inachevé du peintre), et puis le cadre d’ensemble vu par le spectateur (cet enchâssement narratif d’une puissance rare, où chaque image repousse l’autre, où l’identité de chacun des personnages est volontiers troublée).  

Yves Chaland, Drame dans l'atelier
Sérigraphie couleurs — 110 ex. n°/signés
Éditions Champaka, 1988

La figure ternaire est aussi celle, fameuse, que présente la psychanalyse : le ça, le moi et le surmoi freudiens. Il est amusant d’appliquer ce concept à la Valse de Saisons. Qu’il s’agisse de jeu sur la lumière (jaune-soleil, blanc-lune, vert-jungle) ou bien avec les éléments naturels et culturels (rideau, nuit, palmier), les associations et les références suggèrent assez vite ceci : derrière la domestication et le vernis sociétal, la brutalité et la sauvagerie sont là, qui affleurent.

L’on songe alors à Nostalgie Coloniale, ce dessin de couverture pour la revue Métal Hurlant : deux « sauvages » armés de sagaies, observant avec appétit derrière la fenêtre de sa maison une famille qui déballe ses cadeaux de Noël. On peut y voir la même gourmandise du dessinateur, la même ironie : quelle nostalgie ? Celle des blancs autrefois porteurs de civilisation dans le vaste monde ?
Celle des peuplades dites primitives, sur le point de mettre un peu de désordre dans ce décor si bien rangé ?
Ou bien ce triomphe du végétal dans la Valse de Saisons annonce-t-il une apocalypse joyeuse, comme apaisée ?

Métal Aventure numéro 2 (1983) — Couverture de Chaland
Pour sortir de la torpeur des conventions du monde bourgeois, civilisé, la danse saisonnière  nous invite à suivre ces mannequins sur le point de quitter les lieux.  Il nous faut scruter les traces qu’ils s’apprêtent à laisser : ce rouge-sang bientôt séché sur la piste jaune-pâle, une trouée de lumière dans la nuit bleutée. Au delà de la mort promise, l’écho d’un rire prêt à s’effacer, dans la lenteur et l’onctuosité du rêve, à la façon du jeune Albert s’évanouissant dans un océan de sable.




 Redstarpx, novembre 2016